Noël est la fête de l’Amour. À Noël, on célèbre l’Amour gratuit, le Don de soi et la Joie de donner, essence même de la joie de Noël. Mais comment faire régner cette Joie qui contraste tellement avec les angoisses de l’humanité précaire?
Le thème de l’amour est fondamental dans le christianisme. Jean l’exprime de la façon la plus nette et concise quand il affirme que « Dieu est amour » (1Jn 4,8). Ceux et celles qui adhèrent à cette idée de Dieu croient logiquement que son Amour (Agapè) est toujours ce qui, ultimement, motive son action envers les humains. Ainsi et comme nous l’apprend le récit biblique, le Père crée l’univers et les humains, animé par le même Amour qui fait naître, via l’Esprit, son Fils du sein de la vierge Marie. De plus, c’est par Amour que le Fils, à qui Joseph donnera le nom de Jésus, accepte de devenir l’un des nôtres et de mourir d’une mort atroce pour le rachat des péchés qui nous séparent du Dieu saint.
Comment ce récit qui donne pourtant une image négative de la nature humaine a-t-il pu avoir un succès tel qu’on le répète jusqu’à aujourd’hui? D’abord parce qu’il apporte une réponse religieuse définitive au problème du péché, c’est-à-dire le mal d’origine humaine. Dans la religion de l’Ancien Testament, comme dans celles de nombreuses sociétés de l’Antiquité, les sacrifices rituels, propitiatoires ou expiatoires, devaient être régulièrement renouvelés pour s’assurer de la faveur divine. L’innovation chrétienne résumée dans l’expression « l’Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde » offrait une meilleure assurance aux adeptes du mouvement qui a pris naissance après le départ de Jésus.
Si cette réponse offre une telle assurance, c’est qu’elle est initiée par Dieu et accomplie par lui. Il devait en être ainsi parce que le péché est une offense non seulement envers autrui mais aussi et surtout envers son Créateur. Parce que Dieu est saint, tout acte mauvais nous sépare de sa vie. L’offense est tellement grave qu’elle est ineffaçable, sinon par Dieu lui-même, d’où la nécessité de l’incarnation, de la mort et de la résurrection de Dieu le Fils pour rétablir la communion avec le Dieu trine. Le récit chrétien fait donc la synthèse entre la sainteté de Dieu, qui en fait un Être totalement à part, et son Amour, qui le pousse à intervenir au cœur de l’histoire humaine pour nous réconcilier avec lui. Il invite du même souffle à le croire pour assurer notre salut éternel.
La durabilité de ce récit lui vient aussi du fait qu’il s’ancre à une expérience spirituelle quasi universelle. La conscience morale rappelle à l’esprit que certains de nos gestes ne se conforment pas au commandement : « Aime ton prochain comme toi-même » ou, plus précisément, « Agis envers autrui de la façon dont tu voudrais être traité par lui si les rôles étaient inversés ». Il arrive à plusieurs de ressentir de la culpabilité pour avoir blessé autrui et, aux chrétiens, pour avoir du même coup offensé leur Créateur. Le récit chrétien affirme que cette expérience intérieure manifeste la réalité du péché.
Quatre qualités de ce récit semblent donc expliquer son succès à travers les âges : il fait de l’Amour une caractéristique de Dieu prévalant sur sa sainteté; il offre une réponse religieuse définitive au problème du péché; il se rattache à une expérience spirituelle quasi universelle et; il reprend le vocabulaire sacrificiel familier aux hommes et aux femmes de l’Antiquité pour lui donner une
signification nouvelle, accomplissement du sens premier hérité des écritures juives. Alors pourquoi la fête de Noël, du moins dans l’imaginaire populaire, retient-elle de ce récit la seule idée de l’Amour?
Soulignons d’abord que nous appartenons à une culture où les sacrifices rituels d’animaux ne trouvent plus d’écho. Ce fait ne devrait-il pas inciter le christianisme à se distancer du vocabulaire entourant la notion de sacrifice et à s’inspirer de la créativité de ses premiers théologiens pour exprimer la révélation de l’Amour dans un vocabulaire qui parle à nos contemporains autant que le faisait le thème du sacrifice pour ceux de Jésus? Le christianisme a déjà, pour une bonne part, intégrer l’idée que l’humain est un être en devenir, appelé à se transformer pour se réaliser, cette idée allant de paire avec le paradigme de l’évolution qui est au cœur de la vision du monde qui prévaut en Occident.
Le récit chrétien doit aussi son succès au fait qu’il s’ancre dans l’expérience de la culpabilité, sentiment qui renvoie davantage à la sainteté de Dieu qu’à son Amour, dont la perfection contraste alors avec l’imperfection de celui dont nous sommes capables. Particulièrement dans un Québec qui tourne le dos à un catholicisme qui a maintenu son emprise sur les consciences des fidèles crédules et peu éduqués, le christianisme ne devrait-il pas plutôt s’ancrer à l’expérience spirituelle de l’Amour? Qui n’a jamais ressenti la Joie d’avoir posé un geste bienveillant et gratuit envers autrui. Se réjouir du bonheur de son prochain, serait-ce les êtres les plus chers, n’est-il pas une expérience spirituelle à la portée de tous? La révélation du Dieu-Amour ne nous invite-t-elle pas à considérer une telle Joie comme l’expression du lien indicible qui nous rattache à la Source de l’univers?
Le récit chrétien a aussi la qualité d’offrir une réponse religieuse définitive au problème du péché. Cette caractéristique ne doit toutefois pas faire perdre de vue sa contrepartie : la réponse sociale qu’il génère face au mal d’origine humaine. Cette réponse très réelle s’inscrit dans divers engagements sociaux ou communautaires, dont les œuvres dites caritatives initiées pour soulager les souffrances des plus démunis et leur donner accès à une vie meilleure. Tout en reconnaissant que le monde serait dans un pire état s’il était privé de ces gestes, il faut bien admettre que la réponse sociale générée par le récit chrétien n’a pas empêcher le mal d’origine humaine, y compris celui causé par les chrétiens eux- mêmes, de prospérer à toutes les époques et sous une diversité de formes. Notons en particulier que le pays qui compte le plus de chrétiens est aussi le pays occidental où la violence armée est la plus présente et qu’il vient d’élire comme président un menteur notoire reconnu coupable de plusieurs crimes par le système de justice. Rappelons également que le système productiviste-consumériste qui détériore notre écosystème vital et précarise notre avenir commun est né dans la civilisation qu’on appelait jadis la chrétienté. Est-ce là le fin mot du christianisme?
L’Amour que nous célébrons à Noël est source d’une vie spirituelle qui comble le cœur de Joie. Il sauve parce qu’il donne un sens à la vie. Mais il ne peut devenir source de salut universel sans ses alliés naturels : une Foi qui embrasse le monde et qui sait être critique à l’égard de ses propres croyances et attitudes religieuses ainsi qu’une Espérance qui, mue par l’Amour, s’évertue à trouver et à appliquer des solutions adaptées aux défis immenses et inédits qu’affronte aujourd’hui l’humanité précaire.
Roger Boisvert
Québec, le 22 décembre 2024